Quand l’entreprise devient solidaire
Une nouvelle méthode pour motiver ses salariés : leur proposer de travailler plus pour… donner plus. Mais c’est pour la bonne cause ! Les entreprises l’assurent : tout le monde est gagnant, les employés, les associations et… l’entreprise bien sûr.
On donne. On donne pour l’éducation, on donne pour l’environnement, on donne pour la solidarité surtout. Deux tiers des entreprises mécènes interviennent dans le domaine de la solidarité (la moitié seulement dans le domaine culturel). Et on prête. On « prête » ses salariés pour lutter contre l’exclusion, les maladies et le handicap.
Le mécénat d’entreprise a explosé ces dernières années en France : plus d’un milliard d’euros en 2005. Si l’univers impitoyable du business n’a toujours rien à voir avec la Petite Maison dans la prairie, si les DG, les DRH et les dircoms ne se sont pas transformés en Marie Ingalls, ils aimeraient le faire croire. Prise de conscience ou nouvelle méthode de management ?
Pour comprendre, il faut prendre de la hauteur. L’ascenseur glisse jusqu’au 30ème étage d’un immeuble de La Défense. Là, Katia, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, explique à un client un contrat de cash management… Elle est chef de projet « business implementation » chez HSBC. Autour d’elle, des dizaines de collègues débitent les mêmes anglicismes. Le rythme est stressant, l’activité pas toujours folichonne, mais Katia vient de trouver un bon palliatif : le bénévolat. Depuis le mois de mai, grâce au département mécénat de son entreprise, elle s’est engagée auprès d’une association qui permet à des enfants sourds-muets issus de milieux défavorisés de partir au bout du monde. Pour elle, « c’est un complément à son métier ». On pourrait presque dire une bouffée d’air frais.
Le mécénat s’est développé en France en 2002, depuis que les entreprises peuvent déduire de leurs impôts 60 % des sommes qu’elles y consacrent. Mais les patrons y ont aussi vu une manière de fidéliser leurs salariés.
Bons sentiments motivants et… déductibles
D’ailleurs, à quelques encablures de là, à Levallois-Perret, chez l’éditeur informatique Business Objects, on ne s’en cache pas. Le département mécénat est hébergé par les ressources humaines. L’un des objectifs est de faire en sorte que les employés aient moins envie de quitter leur boîte. « On espère sincèrement que le département community fait partie du plus de la société, et que les salariés en sont fiers », explique Claire Gillissen qui s’occupe depuis un an de cette nouvelle activité. L’entreprise a versé cette année 54 000 euros à des associations caritatives choisies en partenariat avec les salariés. Chaque année, BO fait aussi cadeau d’une journée à ses employés afin qu’ils se rendent dans une association de leur choix. En 2006, 190 salariés l’ont passée aux Restos du Cœur de Colombes (Hauts-de-Seine). D’autres sont allés donner leurs plaquettes sanguines à l’association Laurette-Fugain. Il y a un mois, ils étaient aussi quelques-uns à courir contre la mucoviscidose.
Si BO ne communique pas à l’extérieur sur ses actions de mécénat, un film d’entreprise est en préparation. L’objectif est uniquement interne et les salariés ne sont pas dupes. « Avant, on nous envoyait passer quelques jours en Guadeloupe, ou suivre des cours de cuisine pour souder les liens internes à l’entreprise. Aujourd’hui, on fait du mécénat, c’est un peu la même chose », explique un salarié.
Syndicats méfiants, salariés ravis
A BO, même la CGT ne voit pas grand-chose à redire. À la question : « Est-ce que vous pensez que l’attachement à l’entreprise créé par le mécénat porte les salariés à être plus indulgents envers leur direction ? », David Babut, le représentant syndical au CE, répond : « Le mécénat ne suffit pas à occulter les motifs de fort mécontentement lorsqu’ils se font jour ». Il regrette cependant que« charité bien ordonnée ne commence pas toujours par soi-même » et que BO ne soit pas exemplaire dans sa gestion des plans sociaux. Il reconnaît enfin que l’implication personnelle des salariés fait partiellement tomber les barrières entre sphère professionnelle et vie privée, ce qui crée « une perte de repère ».
Mais les salariés, eux, sont ravis. Certes, « le mécénat sert à renforcer les valeurs de la société afin que les employés se disent : mon employeur est gentil. Mais c’est aussi un facteur de motivation », explique Kandara Samphon qui a pu partir grâce à Business Objects un an à Phnom Penh pour aider à la création d’une école d’informatique. Il ajoute : « Pour moi, ça a été un soutien essentiel. BO m’a aidé financièrement. Surtout, c’est très important de partir dans de bonnes conditions, car un jour il faut rentrer… » et réintégrer sa boîte.
Joindre l’utile au mécénat
Le mécénat n’est pourtant pas qu’un outil de management. Chez HSBC, les objectifs recherchés sont doubles. Séverine Coutel, responsable de la fondation, le reconnaît. « Le mécénat sert à créer chez les salariés un sentiment de fierté, mais pas uniquement. » D’ailleurs, le département mécénat dépend de la direction de la communication, et l’entreprise n’hésite pas à médiatiser son activité en organisant des conférences de presse. « L’image des entreprises est dégradée, surtout celle des banques et des assurances. Le mécénat vise aussi à la défendre à ’extérieur. »
Veolia est même allé un peu plus loin dans cette logique. Sa fondation est nichée au 5e étage d’un immeuble de la rue des Sablons, à deux pas du Trocadéro. Ici, on brasse cinq millions d’euros par an. De nombreuses associations subventionnées se trouvent dans des pays émergents ou en voie de développement. « La communication interne est un enjeu essentiel, reconnaît Marie-Laure Buisson, déléguée générale adjointe de la fondation, mais il est évident que quand on fait quelque chose de bien dans un pays, ça nous met aussi dans une meilleure position pour emporter un marché. » Sous couvert d’anonymat, la salariée d’une association aidée par Veolia résume ainsi la situation : « Lorsque je suis arrivée en Afrique pour travailler, j’ai bien compris que Veolia avait choisi ce village car le maire était premier ministre, ce qui, du coup, lui a permis de remporter le marché d’assainissement des eaux de la capitale quelques mois plus tard. » D’où la nécessité d’encadrer le choix des associations subventionnées. Chez Veolia les salariés donnent leur avis sur le devenir des aides, chez BO ils sont partie prenante de la décision. Les moyens de contrôle sont réels afin d’éviter tout soupçon d’abus de biens sociaux.
D’un côté, des salariés heureux qu’on les aide à s’investir dans le monde associatif. De l’autre, les associations qui trouvent là un soutien qu’elles ne trouvent plus auprès de l’État. Enfin, des entreprises qui fidélisent leurs employés, et valorisent leur image. Tout serait parfait dans le meilleur des mondes si, au travers du mécénat, les entreprises ne tentaient pas parfois de se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas : des dames patronnesses. Charité bien ordonnée…
Deux mondes qui s’enrichissent mutuellement
Le mécénat, c’est avant tout la rencontre de deux mondes qui se sont souvent ignorés : celui de l’entreprise et celui de la solidarité. Si, la plupart du temps, les salariés investis ont déjà une expérience du monde associatif, ce dernier reste méfiant envers ces grosses boîtes qui cherchent à les aider.
Didier Vom Hofe, de l’association Nature et Aventure qui permet à des enfants sourds-muets de partir au bout du monde, ne savait pas très bien quoi faire de ces salariés de HSBC qui voulaient s’investir dans ses projets. Lui s’est tourné vers le mécénat par dépit : « Je n’ai obtenu aucune réponse ni du ministère de l’éducation, ni de celui de la Santé, ni de celui de l’Environnement. »Aujourd’hui, il cumule des aides de HSBC, de la fondation Sisley et de celle d’Orange.
Pour monter une comédie musicale avec les enfants de son établissement, Véronique Bavière, directrice de l’école élémentaire de Château-Rouge, dans le 18e arrondissement de Paris, et fondatrice de l’association Les Serruriers magiques (photo ci-dessous) s’est adressée à Business Objects, HSBC et la RATP. Pour elle, ce partenariat est un plus : « Que le monde de l’entreprise s’intéresse à nous c’est enthousiasmant, c’est une reconnaissance de notre travail. » Au départ, elle avait très peur des dérives possibles, aujourd’hui elle est enchantée : « Ce que j’apprécie, c’est l’échange entre personnes qui ne sont pas du même monde. C’est enrichissant. » Et elle sourit : « J’ai découvert qu’il n’y avait pas que nous qui avions un travail stressant… » Grâce à ces aides, Les Serruriers magiques se produiront du 5 au 8 décembre au théâtre de Ménilmontant.
“Le mécénat, ce n’est pas de la philanthropie”
3 questions à Jacques Rigaud, président d’Admical (Association pour le développement du mécénat industriel et commercial).
Avez-vous l’impression d’assister à une explosion du mécénat d’entreprise en France, et comment l’expliquez-vous ?
Jacques Rigaud : C’est plus qu’une impression, c’est une certitude. En 2005 les sommes consacrées au mécénat d’entreprise étaient d’un milliard d’euros, cette année nous avons encore progressé. Ce développement, on le doit aux fondateurs d’Admical. Depuis 1979, dans l’indifférence générale, face à la méfiance des patrons, nous avons tenté de convaincre les entreprises que le mécénat représentait pour elles un intérêt.
Que leur rapporte tout cet argent ?
J. R. : Elles y trouvent tout d’abord un intérêt lié à la communication. Le mécénat est une façon de diversifier et d’enrichir l’image de son entreprise. C’est aussi un partenariat qui met en présence des gens du monde de l’entreprise avec leur rationalité et des artistes qui connaissent le risque de la création, des gens du milieu associatif qui ont un rapport quotidien à la souffrance. De cette double sensibilité peut naître un enrichissement énorme. Le mécénat a contribué à un véritable décloisonnement des mentalités. Il renforce aussi le sentiment d’appartenance à l’entreprise, car les gens sont fiers.
Enfin, pour des entreprises qui veulent être en avance sur leur temps, qui, à l’aide d’études marketing coûteuses, cherchent les besoins nouveaux de la société, le mécénat peut faire apparaître des changements totalement inattendus.
Y a-t-il des dérives ? Des entreprises qui se servent du mécénat dans le seul but de conquérir des marchés ?
J. R. : Pourquoi parler de dérives ? Quand Renault soutient l’Orchestre de Paris pour une tournée en Argentine, c’est parce qu’il souhaite y faire des investissements. Il n’y a pas de honte à ça. Une entreprise qui veut pénétrer un marché étranger aura un plus si elle soutient une initiative locale. Le mécénat, ça n’est pas de la philanthropie.
Les chiffres du mécénat :
- Les entreprises mécènes proviennent essentiellement du secteur des services, et 53 % d’entre elles sont des PME.
- Les secteurs où elles interviennent :
- 66 % des entreprises interviennent dans le domaine de la solidarité.
- 52 % dans le domaine culturel.
- 22 % dans le sport.
- 11 % dans le secteur de la recherche.
Ces chiffres sont tirés d’une enquête nationale réalisée par l’Admical en 2005.